Le silence et l’immobilité du public. D’un bout à l’autre, aucun corps ne bouge, aucun mouvement dans le gradin, comme s’ils étaient tous saisis dans ce qu’ils entendaient. La parole. La musique. Tu vas de plus en plus vite. Je suis éperdue avec toi. Oui, je vais plus vite, car je concentre l’énergie. Je la veux plus courte, travailler sur la retombée. Je suis les mouvements de ton bras, de tes doigts. Ce n’est pas un mouvement décidé. Ma main monte d’elle-même. Elle est comme aimantée par ton son, comme autonome. Quand je la vois se diriger vers moi, je ne peux que retenir. Au bord du son. Beaucoup d’émotion. Une sorte de rivière intérieure, souterraine, qui court sous les mots. Immédiatement après la séance, fatigue colossale. Les retrouvailles si affectueuses avec Lionel. Et un peu plus tard, longue discussion avec lui, interrompue, reprise dans la nuit. « Vous êtes deux BMW sur le plateau ». « Un petit bijou ». « Mais je voudrais que ça déchire à un moment, une radicalité que je voudrais vous voir pousser plus loin ». Il te dit : « je veux voir ton corps, ta peau, te voir en dehors de tes machines ». « Je voudrais que ta robe se déchire, voir un bras tomber, que t’enlèves tes chaussures ». À deux reprises, on en a parlé. À deux reprises, je t’ai dit : « je voudrais enlever mes chaussures. Est-ce que je vais le faire ? ». Lionel parle aussi de l’épaule dénudée, de la bretelle qui tombe. Il dit : « c’est très sensuel ». Il dit « trop d’élégance, trop de respect de Bessette ». Il voudrait qu’on la maltraite. Puis, immédiatement, il se reprend. « Mais dans ce cas, c’est déjà une mise (en scène) », ce dans quoi nous ne sommes pas. C’est ce qui travaille en lui pendant qu’il regarde le spectacle et qu’il lui faut nous dire ensuite. Ses paroles résonnent avec ce que je sens venir en moi d’une sorte de désarticulation possible du mouvement, par moment, sur le plateau. Je vais vers ça, mais je ne suis pas encore là. Mais c’est déjà quelque chose que nous touchons avec le travail sur La Route bleue avec Yannick et Philippe. Je vois ce que pointe Lionel, qui est aussi ce vers quoi tend Yves-Noël Genot. La parole est atteinte par ce que vit le corps sur le plateau et quoi que ce soit qu’il vive. Laisser se développer ce qui arrive, l’accident possible, la souveraineté possible, l’explosion possible, le retrait possible. Il voulait aussi que ça s’arrête. Une rupture. Il regrettait peut-être l’absence de lutte entre nous. Peut-être. Une saturation entre nous du côté de la musique ou du côté du texte qui provoque une rupture. J’entends dans cette attente quelque chose d’éminemment érotique. Gagner ce qui échappe. Posséder ce qui se dérobe. Echapper à l’autre. Il aimerait nous voir sans convention, précisant immédiatement que les propositions qui lui viennent seraient une autre convention. Qu’est-ce qu’on dit par convention ? On a convenu d’une certaine manière d’entrer en scène, de la visibilité technique du dispositif, de la présence du livre, du rouge, la couleur rouge, la soie de ma robe, ta chemise, ton livre, le livre que tu m’as offert pour la première. C’est Grande Balade, relié, sorti d’un fonds de la bibliothèque de Saint Ouen, consulté deux fois. Je savais que tu n’avais pas ce livre. Pour moi, il est devenu un talisman maintenant. Personne ne sait ce que c’est que ce livre. Il faudrait l’ouvrir, venir le chercher, le voler, lire Bessette. « Vous donnez envie de lire Bessette », nous redit Lionel, comme beaucoup de spectateurs avant lui. Comme Duras le disait : « Lisez Bessette ».

20/07/2018

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