1971, un soir d’hiver, dans une petite pièce glaciale, sous les toits, je dis mes premiers mots de théâtre. C’est La Délation, l’une des scènes de Grand’peur et misère du IIIème Reich de Bertold Brecht. La solitude avec le jeune homme, avec le garçon. Le froid. L’écriture de Brecht. Créer une séduction inédite, inconnue. Et tout se décide là. Il y a un plaisir amoureux du théâtre qui se déclenche à ce moment-là. Je découvre que je dis les mots de la scène et ça crée de toute pièce une autre réalité, à laquelle je crois totalement, aussi fort que la réalité d’être dans une ancienne école. Rue du Ballet. Et des phrases encore vivantes. « Il n’avait pas besoin de lui déchirer sa veste. Sa veste n’a rien à voir là-dedans ». Je découvre un pouvoir de rendre réel quelque chose dans l’instant. Je réalise, dans tous les sens du terme. Tout est convoqué. Du corps. De l’imaginaire. De la pensée. C’est une parole politique. Le dénuement de cette pièce me propulse dans la situation de l’Allemagne de cette année-là. C’est fou à quel point j’y crois. Ça existe intérieurement. Pas intellectuellement. Intérieurement.
Dans ce lieu, ce ne sont d’abord que des espaces de travail. Une équipe amateure déjà réputée, dirigée par Christian Héliou (qui veut dire Soleil en breton), l’occupe. Au sein de cette équipe, je participe à L’équarrissage pour tous de Boris Vian. C’est mon premier passage public. La salle, une salle de classe, avec des gradins. Puis, La Noce chez les petits bourgeois, de Brecht. Au printemps 1972, avec Yvon Lapous et Hervé Tougeron, nous créons La Chamaille. C’est le désir de jouer qui est à l’origine de La Chamaille. Nous voulions nous donner les conditions de jouer.
Au début, les deux premières années, ce sont des spectacles pour enfants. On tourne dans toutes les écoles de Nantes, de Loire Atlantique. À partir de Kipling, Prévert. On adapte. On écrit. On fait parfois trois séances par jour. Beaucoup de classes, beaucoup d’enfants sur les quartiers. On joue dans les cantines. On aide à remettre les tables en place. Réalité très terre à terre. Et puis, nous organisons des ateliers pour enfants. À cette époque, un spectacle ne vaut que s’il y a des animations dans les écoles. Ce sont des ateliers de théâtre d’ombres. Les enfants fabriquent des ombres, des personnages.
La troisième année, nous créons un spectacle de café théâtre. Tardieu, Arrabal, Obaldia. Emilien Tessier nous rejoint. Il fait le choix d’être acteur professionnel avec nous. Première vraie reconnaissance avec un festival à la maison de la culture de Rennes dirigée par Chérif Khaznadar. C’est un festival de café théâtre et de théâtre en marche. Très bonne presse nationale. Début d’une vraie reconnaissance. Premiers soutiens financiers de la mairie de Nantes, devenue socialiste après l’élection d’Alain Chénard. Des tournées dans toute l’Europe. On joue aussi dans toute la France. Des festivals. Avignon (Off), Belgrade, Nancy.
Puis, c’est l’événement, lié à la création de Bas ventre. Durant l’élection municipale de 1983, le CNI en fait le symbole de la culture socialo-communiste, d’une culture de merde. Nous étions allés jouer en Pologne quelques jours avant le coup d’état. Le CNI nous cite dans sa brochure pré-électorale. « Quelle culture pour les Nantais ? Voulons-nous d’une troupe qui est allée distraire le peuple polonais avec la bénédiction des Généraux ? » Nous attaquons en diffamation. C’est un non lieu, pour un stupide vice de forme. Nous faisons appel. Beaucoup de pression pour retirer notre plainte. Jusqu’au colis de merde envoyé par la poste. Et ils sont élus. Michel Chauty est élu. La situation est de plus en plus délicate. D’autant qu’une reprise de Bas ventre est prévue. Scandale. Nous sommes stigmatisés « dangereux pour la santé mentale de la population ». Jusqu’aux panneaux municipaux. En deux semaines, la nouvelle équipe met fin aux subventions de la Chamaille, de la Maison de la culture (que nous venions de fonder, et qui était dirigée par Jean Blaise), d’un cercle de jazz. Les soutiens s’organisent. 7000 personnes dans la rue. Ionesco, au comité de soutien. Piccoli, Strehler. C’est le temps de traverser toute une mandature de droite. Par chance, le gouvernement est socialiste. Jack Lang. Robert Abirached dirige le théâtre. Le ministère de la culture donne à la Chamaille ce que Nantes vient de supprimer. Nous sommes aussi énormément soutenus par l’ONDA. Il faut tenir, jusqu’en 1989, jusqu’à l’élection de Jean Marc Ayrault. Nous quittons les locaux de la rue du Ballet pour des locaux magnifiques, rue Suffren. Nous jouons à l’Opéra Graslin. 1990. Des co-productions importantes avec Quimper.
Et enfin, 1995.
La Chamaille est dissoute.
Je crée Judith Productions.