6/07/2018
Il n’y a que l’œuvre. Qu’est-ce qui est loin ? Nous n’attendons rien. Tout est là. L’œuvre est là. Le texte de Bessette est là, et ce que nous faisons vibrer à partir du texte et en dehors de lui. Notre histoire se raconte. Nous la trouvons si belle. C’était il y a des siècles. L’histoire arrive en sensations, en sons, en abandons, dans le mouvement, dans la parole. Je l’ai poussée. Je voulais qu’elle aille plus loin. Je sentais qu’il me poussait. L’air était très dense entre lui et moi. Puis elle me regardait. C’était comme toujours. Nous projeter dans un autre espace. Rien besoin de faire d’autre que regarder. D’où vient l’émotion. Comme une lame de fond. Elle murmurait. Les trains passaient. Aucun projet sur le mot. Aucune intention. La parole est délivrée. Elle allait où la parole la menait. Se retrouvant en avant scène, corps oblique. Détente totale. Quelque chose t’a déstabilisée. Une vague. À plusieurs reprise. Ça a commencé quand je parle de l’absolution du silence et de l’eau. La vie n’est pas gâchée. C’est donc possible de tout réparer. L’harmonie n’a pas gagné aujourd’hui. Dans l’absolu. Tout a sauté. Vouloir Panama. Tout de suite. Les larges avenues claires de Panama. Oublié le trait, le blanc, le lecteur, l’université. Adieu. Puis, l’écoute, plus sensible, plus délicate. Une proximité inédite, dans l’espace y compris. C’était réel. Le réel. Quand la vague se retire, elle me laisse sur une plage, de plein pied avec le réel, et la voix le dit, mais il n’y a plus aucun effort. La voix trace son chemin toute seule. Et la flûte l’accompagne. Volubile. Habile. Ces longs traits qui me lancent dans ce qu’il y a de tragique. Je pourrais le dire autrement, mais les traits musicaux, des offensives, qui me dirigent vers le tragique. C’est angoissant ? Peut-être, mais ce n’est pas sans jubilation. C’est comme sauter. Et ce soir, le mistral est là. Il est dans cette continuité. Nous avons traversé, la ville, de part en part, toujours à l’envers, et tout était fermé, arrivant trop tard, trop tôt. Dans les jardins de l’université, un chat nous a recueillis, venu immédiatement, se caresser, se blottir, un corps de l’un, un corps de l’autre, comme très informé de ce qu’il avait à faire. On nous disait : « C’est le chat de l’université ». Il était sale. Un chat chercheur-associé. Peut-être agrégé. Lui savait qui était Bessette. Une oubliée. Inoubliable. On le disait partout. Hélène Bessette. Vous connaissez Hélène Bessette ? Elle traverse le Pacifique, s’isole, s’informe, nourrit, publie, écrit, parle, discute, plonge dans l’inconnu, pendant que tout se répare, dans l’autre monde. Les ruines puissantes, la volonté de nuire. De l’autre côté de l’équateur. Ce n’était pas suffisant. Il faudrait encore un retour, il faudrait le Havre, il faudrait les cheminées grises, il faudrait les ruines, il faudrait les campagnes dégarnies, la séparation, pour épuiser l’écriture. Qu’est-ce qui s’épuise ? Il me semble que Bessette a travaillé comme Beckett. À épuiser les possibilités. Elle épuise les hypothèses. Donc, il n’y a qu’une seule version du dire. Un seul mot. La note juste.

7/07/2018
Le tragique est une sorte de soleil. Aller comme ça dans les gouffres, c’est un rire monumental. Un rire comme la pluie. Le plus gros rire du monde. Il n’est jamais question de tristesse. Le pessimisme serait une lâcheté. Être à la mesure du réel dans ce qu’il a d’impensable. Emilie, qui se fond dans le paysage, trouve le possible. Est-ce possible ? Oui, tout l’intègre. Il n’y a plus d’opposition. Le garçon est plus jeune qu’elle. C’est possible. Ils sont séparés, et c’est possible. Ils sont sans lien, et c’est possible. Ils sont sans passé, et c’est possible. Quelque chose qui n’aurait jamais été vécu, qui ne serait pas dans la mémoire, du tout. Et lorsque tout s’anime, au rythme fou de notre contemporanéité, c’est le moment où tout le monde se rend compte que c’est possible. « Après tout ». L’aspect solaire révèle ce qui irradie, l’humain, la sensation. Un échantillon d’abondance, de vert et de bleu. Des mondes étrangers se rencontrent, d’une telle étrangeté que la voie est libre. Et pourtant elle part. Il court derrière l’auto. Il croira que c’était un mirage. Nous sommes en train d’accepter que cela se passe différemment des causes et effets que nous connaissons. Accepter la manière avec laquelle le public va venir, accepter le nombre, totalement déconcertant. L’inconnu, l’effrayant. Ça marche ça marche pas. La pure dépense s’opposant à l’investissement. On ne capitalise sur rien. Le pouvoir ne peut pas s’emparer de cela. Sans chef. Acéphale. On n’arrive pas à désigner le responsable. Alors on en fait un sujet, récurrent, insistant, préoccupant. On le diffuse autour, et surtout dans l’avant. C’est de la faute de l’avant, des autres, de ce qu’ils ont fait, des décisions qu’ils ont prises, inconséquents, ils ne sont pas sérieux, irréalistes, enfin, comment ne pas avoir pensé à ces points essentiels, pour que ça marche. Le décor, les acteurs, la pièce incontournable, l’attrape-touriste, et la clim. Sauf que le public se moque bien de la clim, s’il sait où il va. Et il sait. Dès les premiers mots. « Comme dans un rêve ». Nous nous occupons de tout. Je m’occupe de tout. À ce moment où tu as besoin de te retrouver, dans la ferveur du quotidien, alors que des corps viennent s’exprimer, en direct. Ils expriment une écoute qu’ils renvoient, un son qu’ils produisent malgré eux. Nous l’écoutons. C’est une première fois, pour eux, comme pour nous. Un positionnement dans le réel. Avant d’en sortir, chaque fois bouleversés, à la périphérie du monde et de ses artéfacts.

8/07/2018
Trois spectateurs. L’éditeur, une voyageuse attirée par la promesse de la mer, une spectatrice curieuse. Toi, tu étais plus vieille. Tu avais l’empreinte de ta sœur. Elle t’avait dit : « tu es Bessette », « ce sont tes mots ». L’éditeur s’est très légèrement reculé aux premières phrases. Il dira ensuite que la parole venait le chercher. Il reviendra en cours de spectacle, les coudes sur les genoux, penché en avant, visage tendu vers la scène. La voyageuse est assise au premier rang. Elle sourit d’un bout à l’autre du spectacle. Un accord immédiat avec ce qui se passe sur le plateau. La spectatrice, seule, de l’autre côté de l’allée, une attention très soutenue. Vers la fin, elle met la main devant sa bouche comme surprise par quelque chose de très grave. Cette fois-là, c’est peut-être ce vieilli dont tu parles. Cette remontée du tragique. Clémence, à la régie, écoutait particulièrement. Elle a trouvé la musique très belle. Par vague, les deux spectatrices et le spectateur faisaient corps avec le plateau, le touchant presque. Avant même de se lever, la voyageuse dit : « Magnifique ». Nous prenons conscience que c’est un cadeau. Nous offrons. Le nombre n’a plus aucune importance. L’œuvre est là, offerte à ceux qui sont là. Chaque sortie de scène, il y a un apaisement et un agrandissement intérieur. Nous sommes heureux. Après une diversion vers la place des Carmes, nous rentrons dans le jardin, sous les arbres, nous travaillons sur la terrasse. Nous en oublions de ressortir et d’aller voir un spectacle. Ce n’est pas le temps d’aller voir. C’est encore et toujours le temps d’écrire.

9/07/2018
Trois personnes. Trois spectateurs. Un danseur. Deux actrices, lectrices de Bessette. Le danseur est déjà dans le monde de Bessette. Il connaît Sacha, Jeffers, Joris et Emera. Il sait pourquoi Joris n’épousera pas Emera. Il a découvert Bessette dans son salon. En lecture à haute voix. J’avais lu tout un chapitre. Le premier chapitre. Il avait tout de suite parlé d’image, et de rythme, et de mouvement, d’écriture, d’une condensation incroyable d’histoires en quelques pages, tout ce qui se passe en quelques pages de La Route bleue, l’un des premiers romans poétiques. Dans ce couloir d’espace que je dessine chaque jour, c’est son regard en premier que je rencontre, que je ne vois pas mais que je sais, avec la douceur, l’autorité, la profondeur, comme toujours porté très loin, regard précis, déterminé. Ce même regard que j’admire en le voyant danser le lendemain dans Vivace à la Parenthèse, un regard toujours adressé, et qui ne se soumet pas. Dans ce couloir d’espace, je me laisse gagner par différents états de corps. Revenant chaque fois différente. Il dira ensuite avoir navigué entre des moments où il était avec le texte et des moments où il me voyait, moi, dans mon corps, mon histoire, mon intimité. C’est plus que ça. C’est la justesse de ta parole qui le conduit à écouter autrement, à écouter dans le texte une autre forme d’écriture. Il dira ensuite avoir choisi de me quitter pour te voir toi, seul, choisi de perdre quelque chose du texte pour te rejoindre toi. C’était toujours ambivalent, ce désir de choisir ce qu’il regardait, d’y avoir pensé, de ne pas l’avoir fait, et que ça ne le dérangeait pas. Comme notre entrée en scène, soudaine, sans transition, sans sas de mise en place. Il l’a vu, comme il a perçu les deux ouvertures vers le silence. Le silence est musique, habité, vécu. Le silence n’est ni un vide, ni une absence de son. Je mène peu à peu au silence, grâce aux mots, aux thèmes. Nous fabriquons ensemble des formes inédites de silence. Je me souviens aussi des rires légers qui fusent des deux spectatrices, en complicité étroite avec le texte de Bessette, comme si elles dégustaient quelque chose qu’elles aiment beaucoup. Le récit, plus léger. Je voyais tout ce qui se disait, tout ce qui se passait. C’était d’une clarté totale. Le garçon est sur la route. Emilie, dans la voiture, s’en va. Et la pluie. La pluie qui délivre d’un amour impossible.

10/07/2018
Aujourd’hui, relâche. Au réveil, nous doutons. Que faisons-nous pour qu’il y ait des spectateurs dans la salle ? Comment allons-nous les informer ? Est-ce que nous sommes en accord avec le fait d’être ici, au festival ? Nous allons tracter, comme on dit. Et nous ne voulons pas tracter des gens vers la salle. Engager la conversation. Parler de Bessette. Parler de l’histoire de cette aventure. Du GRP, du colloque, du centenaire. Hélène Bessette, cent ans. Queneau, Duras. Alors, oui, l’autre s’intéresse, alors oui, l’autre regarde la date, dit qu’il va venir, mais je n’en peux plus. C’est trop de parole. Quelque chose se vide à chaque fois. On est hors-scène, et trop de parole hors-scène nous épuise. Nous qui avons délibérément quitté la répétition et qui avons choisi d’écrire à chaque fois que nous nous rencontrons. Alors nous risquons la question à haute voix : Que sommes-nous venus chercher ici ? Qu’est-ce que nous voulons ? Persuader un maximum de personnes de venir nous voir alors que leur choix spontané les attire vers d’autres lieux, d’autres formes ? Ou dire l’essentiel, à quelques personnes ? Oser le dire fait du bien. Ne pas s’oublier. Ne pas forcer la porte. Bessette nous le rappelle. Pas de compromis. On ne peut pas jouer la comédie tout à fait. Dans la foule, nous serons très peu. Ce n’est ni mieux, ni moins bien. C’est comme ça. Le temps poétique s’impose. On ne peut pas vivre sur le plateau une dilatation du temps et catapulter un temps de l’urgence, de la garantie, de la sécurité.

11/07/2018
On part. C’est le départ. Déjà une reprise. À partir de midi, lorsque nous devons nous préparer, le temps s’accélère en direction du spectacle. Nous ne pouvons plus rien mettre dans ce temps-là sauf de manger rapidement, de finir rapidement, tout ce qu’il y avait à faire. Le dossier de presse, les contacts vers les journalistes, mais manger tout de même. Il faut de l’énergie et que le corps soit en état. Le temps éprouvé pendant le spectacle n’est pas une question de durée. Il y a une traversée à faire, quelle qu’elle soit, qu’elle dure vingt ou cinquante minutes. La mise est la même. Il faut que le corps soit là, qu’il soit nourri. Il faut qu’il y ait du rebond, de l’élan, de la détente possible, sans effondrement. J’ai senti aujourd’hui que nous n’avions pas joué hier. Je n’ai pas été avec le texte. Je n’ai pas été avec le public. Avec toi, c’est différent. C’est infini. Il n’y a pas d’arrêt, mais il fallait retrouver le texte et le public. Ce travail toujours à faire de ne pas se laisser hanter par le corps du spectateur, par ses mouvements, par sa fatigue, sa distraction, sa dispersion. Par chance, aujourd’hui, il y avait cet homme au premier rang, un inconnu, qui recevait tous les regards, toutes les paroles. Derrière lui, Isabelle, dont je percevais les sourires. Une écoute très soutenue. Son corps bougeait très peu. Le monde du texte est là. S’y glisser. S’y donner. C’est comme une sensation omniprésente. L’imminence du texte, l’imminence du mot, l’imminence de ce monde-là, de cette Grande Balade, à portée de mes lèvres. Elle était consciente mais je n’ai pas toujours accédé à cette imminence. Et le gouffre. La pleine mer. Dans la nuit. D’être happée par le fond. Un doute soudain, irraisonné, de ne pas être au bon endroit comme si tout à coup la scène tanguait. Je t’ai regardé à ce moment-là. J’ai détaché les mots. J’ai vu ton regard. Ta voix était différente. Plus forte. Je donnais de nouvelles pulsations à la musique. J’avais besoin d’un tempo. C’était le tempo du texte. Celui de ta parole. Tu avais l’air effrayée, mais tu y es retournée. J’y suis retournée. La conscience d’un « encore », « encore », y aller, et disant cela ce soir, s’il y avait possibilité de jouer tout de suite, de s’y réessayer, de s’y retrouver, je le ferai.

12/07/2018
Une représentation exceptionnelle. Un état d’étonnement de bout en bout. Une légèreté. Nathalie, Alain et des inconnus. On était dans quelque chose de musicalement très fort et très fin. On fait la traversée. Rien ne pèse. À aucun moment, et je me pose presque avec étonnement sur les derniers mots. Qu’est-ce qui a eu lieu ? Pourquoi ? Comment ça s’est passé ? Les thèmes musicaux sont plus souples, plus inscrits. Je les ralentie pour les rappeler et ils reviennent dans l’œuvre. L’écriture se fait continue. Du début à la fin, je vois tout ce que je dis, tout ce qui est dit. Chaque mot est imminent. Je suis dans l’imminence de chaque mot qui arrive. Chaque mot est à portée des lèvres. Là, un enchantement partagé. Nous sommes allés plus loin encore que ce que nous avions déjà vécu. Nathalie parlera d’une transe. Alain dira : « c’est parfait ». On nous redit la qualité du duo, de notre complicité, à quel point la composition musicale nourrit le texte et se nourrit du texte. Je sentais que je puisais dans les mots. Plusieurs spectateurs disent : « on voit tout ». On voit la lumière, on voit le bateau, on voit la mer, on voit le vert, on voit Panama. On voit la pluie. Ce qui se passe sur scène donne une sorte d’autorité dans le sens d’une clairvoyance. D’une disponibilité à entendre l’autre, jusque dans sa détresse. Un moment important le soir, avec elle, que nous apprenons à connaître, qui se livre à nous. Elle souffre d’être seule. Et cherche aussi sa place d’une ville à l’autre, d’une maison à l’autre. Cette autorité qui nous vient du plateau, c’est aussi ce que nous lui offrons, d’une certaine manière, ce qui peut donner substance à sa légitimité à elle. L’autorité de notre parole la légitime. Nous la positionnons face à elle-même et de facto face à ce qui existe.

13/07/2018
Moins de légèreté, mais l’émotion très forte. Au moment d’entrer sur scène, nous avons l’impression de ne pas avoir quitté le plateau depuis la veille. C’est un continuel présent. Ça ne s’arrête plus. Entre deux représentations, même la nuit n’est plus un arrêt. Patrick, Richard et un inconnu. Léger trouble avant d’entrer sur scène, car ils ne sont que trois et nous en attendions plus. Or, ils SONT trois. Un vrai public. L’écoute totalement investie de chacun. Un certain recueillement par moment. Tête penchée. Portés par la musique. Les mots et la musique ne faisant plus qu’un. Dans ces moments-là, ça parle du plateau à la salle et de la salle au plateau. Après le spectacle, un long échange très sensible, plein de promesse, malgré leur divergence affichée. Ils se mettent d’accord. Le livre circule. Je pars découvrir Kreatur de Sasha Waltz. L’immensité de l’espace et la troublante beauté des corps dans leur bulle de vie. De mon côté, je rentre me reposer avant de nous retrouver pour la tragédie. Thyeste. Où le tragique n’est pas bradé. La nuit déployée, offerte, et plus douce, sans la brûlure du jour. Nous évoquons la tragédie, notre projet sur Electre, du bien que nous fait la tragédie, de sa nécessité, face au pire.

14/07/2018
Grégoire, Rafaëlle et ses amies, Yves, Caroline, et des inconnus. Quelques corps ne bougeront pas du tout de toute la durée du spectacle. Caroline reçoit l’ensemble comme une musique. Elle ferme les yeux. Penche la tête. Quelqu’un dira après : « votre manière d’entrer, et de commencer, sans transition, m’a apaisée ». Elle dira : « c’est ça que j’ai envie de voir ». Nous entrons lentement. Le bruit des pas est le premier rythme. Je dis les premiers mots. Je déroule la première phrase. Sud. Nous commençons comme nous descendrions dans l’eau, sans rupture. On est tout de suite dedans. On avait évoqué les volutes sur le chemin. Maintenant, avant chaque spectacle, nous testons le son sur une séquence entière. La première. J’en ai besoin. Comme dans un rêve. Trouver la légèreté et l’élan d’une parole au plus près de moi. Embarquement pour l’étrange. Ne pas couper le mouvement de la pensée. Laisser la pensée œuvrer, agir, jusqu’au dernier mot de la phrase. Comme si on faisait un bain de son avant d’y aller. On se reconstitue sur le plateau avant de commencer. En dehors, avant, après, tout manque d’attention, de présence. Tout est fatigué. Alors, nous avons besoin de nous isoler, et c’est le seul moyen, la scène. Je vais prendre la mesure du son là où sera le public, comment ça sort de ce côté-là, qu’est-ce qu’ils entendent. Je découvre la profondeur des ondes de la flûte, comment elle se prolonge. Ta voix est différente quand tu es sur le gradin. La nuance est différente. Ce n’est pas une répétition, puisqu’on ne répète plus. On s’échauffe. Ce que nous allons faire est périlleux. Au bord du son, au bord du souffle, au rythme haletant. Je prends dans mon corps l’urgence, le halètement que tu provoques. Je te regarde, à présent, et je pars avec toi. La phrase qui nous a guidés : « un couloir qui va vite ».

15/07/2018
À nouveau la question, dans l’échauffement, de prendre le mot comme on prend un virage. Toujours le piège du sens. Éviter le sens. Laisser la pensée se dérouler jusqu’à la dernière syllabe de la phrase n’a rien à voir avec le fait de jouer le sens. Le risque est toujours là de pousser le sens vers le public. Je vois qu’il faut être de plus en plus avec le mot, dans la découpe du mot, comme il est fait, dans sa durée, dans ses accents, sans le couper de l’articulation dans laquelle il est serti. Dans « embarquement pour l’étrange », toute l’impulsion est dans la première syllabe du mot, mais sans rien laisser tomber derrière. Je me suis retrouvée avec les mots face à la même difficulté que ce que décrit Giacometti peignant un visage, quand il dit qu’il veut peindre cette partie entre la joue et l’arête du nez, et tout à coup, c’est un désert, une succession infinie de points dont il ne peut venir à bout. Embarquement pour l’étrange me met face à la difficulté de traduire ce mouvement, cette impulsion, et selon comme je le dis, alors, la finale de « étrange » se pose juste ou non. Comment irriguer de vie comme ce serait de sang tous les mots. Ça passe, ça passe, ça traverse, de la même manière que ça avance. Il faut que ça avance. Bessette le dit : l’harmonie gagne, le temps avance. Ça m’apparaissait comme une difficulté sans nom, d’autant plus que durant l’échauffement, je le trouvais, je l’avais. Et pendant la représentation, il y avait ce spectateur, peut-être peu intéressé, peut-être fatigué. Peut-être il a trop chaud. Je luttais pour ne pas me laisser déporter par lui, pour irriguer ce mouvement de la phrase, pour que ça avance. Je suis à ta portée. Par la nuance, l’énergie que je provoque. Le son te conduit. Tu t’approches de plus en plus près. Nous puisons dans nos regards, ce que nous allons réaliser. Puis tu te tournes, transfigurée.

16/07/2018
Orage en fin de nuit. Qui traîne dans le matin. Le doute est là. Le doute a la couleur du ciel éteint d’orage. Un cri pesant, sans nuance particulière. Et il pleut. Ce qui va lever le doute, ce sont nos retrouvailles pour l’échauffement. Tout a été très rapide. On était plus tard que d’habitude. Il fallait prendre les cartons de livres du Nouvel Attila à la Mémoire du monde, édition spéciale, collector Avignon. Le poids des livres. Le poids qu’on avait en arrivant. Les livres apportés de Paris, le matériel. Notre librairie ambulante. Hélène Bessette, de la main à la main, de bouche à oreille, sans publicité, sans encart. L’échauffement a été efficace, technique. C’est une vérification. Il faut être prêt. Et à nouveau, une séance d’une légèreté exceptionnelle, au sens où le voyage se fait d’un mouvement qui va avancer du début à la fin, sans labeur, sans effort. À nouveau, j’entends ma voix à certains moments, cristal, une voix que je n’ai pas à dompter, que je ne connais pas, que je découvre, et c’est toujours né de ta musique. Un inconnu au premier rang, d’une présence impressionnante, tendu dans son écoute. C’est presque un partenaire. Derrière lui, une femme brune écoute les yeux fermés, très recueillie. J’aurais voulu savoir qui c’était. Mais nous ne saurons pas. Juste qu’elle est brune et frisée. Plus haut, deux jeunes gens. Et je saurai plus tard que c’est Eléonore, et ça me fera plaisir d’apprendre qu’elle était là pour cette séance si particulière. Je dirai, sur le retour, qu’il y avait plus de douceur. Je veux me rappeler de ce que tu dis. La douceur. Accepter cette douceur. La douceur, c’est aussi moins d’intervention en direction du public. Pourtant, tu étais très proche d’eux. Oui, mais c’est moins de persuasion. Je dois me souvenir, je veux me souvenir de cette douceur. Quand on termine, juste au moment d’aller saluer le public, c’est dans tes yeux que je vois ce qu’a été la représentation. Le journaliste vient nous voir. Il nous attend dehors. « C’est très beau », dit-il. Ces mots donnent une force incomparable. Ça signe quelque chose. Ça confirme quelque chose. Alors, désir de lui offrir le livre, de parler avec lui. Bien sûr qu’il y a l’idée de la critique qu’il va faire, mais c’est plus que ça. Là, quelqu’un dit qu’il a reçu et entendu. Il parle tout de suite de la composition musicale. Demande le nom de la flûte. Tu acceptes de plus en plus que ce soit une composition. Ce mot-là, composer, compositeur, travaille entre nous depuis plus d’un an, mais maintenant, tu acceptes qu’il ait une place. Je compose. J’écris des formules mélodiques. Ces derniers jours, tu modifies des choses, tu précises des qualités, des composantes de ces formules, en terme de puissance, de dynamique. Tu continues d’écrire. Tu intensifies certaines violences, aussi. Ça, c’est rythmique. C’est la pulsation. Dès lors que tu interviens sur cette pulsation, tu modifies l’écriture du plateau. Cette pulsation sur laquelle tu insistes, elle me provoque dans ma parole. Presque sans que j’en sois totalement consciente, mais j’y réponds. Il y a entre nous une telle capacité de réponse. Et je le sais. Je sais que tu entends mieux. Je t’emmène dans la conception musicale, mais rien n’est improvisé. Moi aussi, je veux la pluie, les voix sous-marines, les accords en profondeur, le jazz, la fête, quelque chose de mécanique. Un enchantement se brise.

17/07/2018
Relâche. Nous l’avions décidé, de travailler pour nous, seuls. De faire Balade pour nous, seuls. Tu veux être dans la salle. Entendre nos équilibres, les affiner. Deux adolescentes qui peut-être vont tracter pour nous. Nous les avons invitées à écouter notre travail pour qu’elles disent si elles auront envie de distribuer des tracts. Camille et Marie. Je les regarde. Je leur adresse ma parole. Nous sommes tous les quatre dans le public. Je vois le regard de Marie vers toi dès que tu commences à jouer et je pense : « elle ne tiendra pas longtemps ». Quelques minutes plus tard, elle se sent mal, boit de l’eau, se reprend. J’hésite à m’arrêter. Je les regarde. Elle a les yeux très grands ouverts. Comme sur un abîme. Je continue. Camille ne me lâche pas du regard. Elle boit le texte. Cinq minutes plus tard, Marie fait un malaise. Elle est submergée par l’émotion. Elle dit que peut-être, c’est la chaleur, ou de ne pas avoir mangé. Nous apportons des bananes. Elle mange. Elle veut rester. Se met au premier rang. Tu préfères que je sois sur le plateau. Tu entends mieux l’équilibre sonore. Quelques minutes plus tard, elle veut sortir. Elle ne tient plus. Les deux très jeunes filles, sortent. Camille dira : « La musique, ça a fait remonter des choses en elle ». Nous continuons sans elles. J’aime te voir dans le public. Je me dis que si le gradin n’était pas si bruyant, ce serait beau que tu sois dans le public, mais je sais que les gens aiment nous voir tous les deux. Je suis pieds nus. Une aisance très familière avec le sol. L’énergie monte de la plante des pieds, et tout mouvement devient une danse. La douceur est là. C’est très beau de te voir seule aussi sur le plateau. Le vide du plateau. Rien d’autre que toi. J’entends mieux l’effet produit par les impacts. J’entends aussi les limites acoustiques de tes déplacements. Il ne faut pas aller trop près, ni trop loin. Alternativement, lorsque nous écrivons, la minuterie s’éteint, se rallume, sans aucune logique. Peut-être un froissement du vent. Alors, par moment, nous sommes dans le noir. Tes mains, ta poitrine et ton visage, très légèrement éclairés par ce qui filtre du clavier de l’ordinateur. Derrière toi, quelques arbres sont ocres, sous la lumière des lampadaires de l’impasse, et aussi, grande masse sombre pointée vers le ciel. Tu as les pieds sur la table. Tu souris. Et la lumière s’éteint. La lune, notre secrète alliée des premiers temps, en est à son premier quartier, blanc. Tous les jours, nous la cherchons. C’est presque à qui la verra le premier. Si pâle, en plein jour. Elle était légère hier. Et soudain, silence. Les cigales se sont tues. Le cisaillement s’est arrêté. Nous sommes prêts pour demain. D’écrire le journal illumine ton visage. Soudain apaisé, tellement apaisé. Il n’y a plus la fatigue qu’il y avait tout à l’heure, ou la lassitude des spectacles que nous voyons, qui nous semblent rater un rendez-vous essentiel. Il nous manque de rencontrer un même engagement. Ici. Ce qui nous avait arrêtés dans la rue, un jour de printemps, devant le centre Pompidou, la puissance inattendue, la singularité radicale d’une voix qui se risquait dans l’espace public, acoustique, sans support, était essentielle. Ici, formatée, grossièrement amplifiée, elle ne dit plus rien. Presque plus rien, à part la performance technique. Alors que ce serait si simple de créer les conditions de l’écoute. Nous passons les uns à côté des autres. C’est peut-être ce qui nous caractérise, toi et moi. Nous ne sommes pas passés l’un à côté de l’autre.

18/07/2018
Nous sommes autrement dans le son. Le travail de la veille a agi. Le luxe offert d’avoir travaillé tous les deux alors que c’était relâche. Le son est au bord de l’acoustique. Tu m’as dit : « je t’entendais comme s’il n’y avait pas eu de micro ». Dans les passages les plus doux. L’émotion affleure en permanence, reste en lisière, comme de l’eau qui ne déborderait pas. Je garde la sensation d’un ouvrage très fin. À certains passages, tu vas de plus en plus vite. Je suis presque en apnée par moment. Pendant que je joue, je vois Elise avec qui j’avais pour la première fois abordé Grande Balade et je vois son sourire. Elle reconnaît une langue, des sensations, dans lesquelles nous sommes allées toutes les deux au départ. C’est très étrange cet état de présence au plateau qui peut tout à fait intégrer des éléments extérieurs. Ça ne m’a pas du tout déconcentrée. Je réinterroge cette inquiétude d’être déportée par le public. La question est peut-être de vivre l’espace du plateau comme extrêmement ouvert au dehors, donc il n’y a plus de déport à partir du moment où il y a une sorte d’axe très puissant sur le plateau. Le public est sur le plateau. Ce n’est pas seulement la proximité, ni le fait qu’on le voie, mais la qualité de son écoute le fait être sur le plateau. Tu sais, notre journal devient de plus en plus important pour moi. Il devient aussi une raison d’être ici. Une première concrétisation de notre désir d’écrire à quatre mains. Des territoires s’ouvrent vers l’après Bessette. Il y a du monde. Jeanne, bessettienne découverte, d’un enthousiasme très frais, très juvénile. On va se revoir au colloque. Dominique, si étonné de la différence entre la création en janvier et ce qu’il vient de voir. Alain, qui regrette le trop de lumière dans la salle. Il nous somme de réfléchir à la lumière. On a occulté la question de la lumière. On lui laisse la question de la lumière. Qu’est-ce que tu aimerais voir ? Il dit, très peu, un éclairage très fin, très peu de lumière sur vous, que vous soyez suspendus, dans le rêve. Il ne veut pas voir le dos — très beau, un tatouage — de sa voisine. Lionel nous dira ne pas vouloir voir le rideau de fond. L’émotion d’Elise à la sortie, ses paroles sur la musique, ce que génère l’écriture de la musique qui entre dans l’écriture du texte. Elise autant qu’Alain relèvent, constatent, l’importance du travail qui ne se voit plus mais qu’eux peuvent percevoir, la complexité du travail, la ré-articulation incessante entre les deux textes, celui de la musique et celui du poème. Tu as dit le soir : « c’était une sorte de test avec le public ». Nous étions en audition. Je savais que beaucoup dans le public entendait cela pour la première fois. C’était une nouvelle version. Retour à la maison, au jardin, aux arbres. Fatigue du corps, monumentale. Joie intarissable. Les représentations s’accumulent dans les jambes, dans le dos. Nous devions ressortir pour aller voir un spectacle. Relâche. On est soulagé. On reste, dans la nuit.

19/07/2018
Le silence et l’immobilité du public. D’un bout à l’autre, aucun corps ne bouge, aucun mouvement dans le gradin, comme s’ils étaient tous saisis dans ce qu’ils entendaient. La parole. La musique. Tu vas de plus en plus vite. Je suis éperdue avec toi. Oui, je vais plus vite, car je concentre l’énergie. Je la veux plus courte, travailler sur la retombée. Je suis les mouvements de ton bras, de tes doigts. Ce n’est pas un mouvement décidé. Ma main monte d’elle-même. Elle est comme aimantée par ton son, comme autonome. Quand je la vois se diriger vers moi, je ne peux que retenir. Au bord du son. Beaucoup d’émotion. Une sorte de rivière intérieure, souterraine, qui court sous les mots. Immédiatement après la séance, fatigue colossale. Les retrouvailles si affectueuses avec Lionel. Et un peu plus tard, longue discussion avec lui, interrompue, reprise dans la nuit. « Vous êtes deux BMW sur le plateau ». « Un petit bijou ». « Mais je voudrais que ça déchire à un moment, une radicalité que je voudrais vous voir pousser plus loin ». Il te dit : « je veux voir ton corps, ta peau, te voir en dehors de tes machines ». « Je voudrais que ta robe se déchire, voir un bras tomber, que t’enlèves tes chaussures ». À deux reprises, on en a parlé. À deux reprises, je t’ai dit : « je voudrais enlever mes chaussures. Est-ce que je vais le faire ? ». Lionel parle aussi de l’épaule dénudée, de la bretelle qui tombe. Il dit : « c’est très sensuel ». Il dit « trop d’élégance, trop de respect de Bessette ». Il voudrait qu’on la maltraite. Puis, immédiatement, il se reprend. « Mais dans ce cas, c’est déjà une mise (en scène) », ce dans quoi nous ne sommes pas. C’est ce qui travaille en lui pendant qu’il regarde le spectacle et qu’il lui faut nous dire ensuite. Ses paroles résonnent avec ce que je sens venir en moi d’une sorte de désarticulation possible du mouvement, par moment, sur le plateau. Je vais vers ça, mais je ne suis pas encore là. Mais c’est déjà quelque chose que nous touchons avec le travail sur La Route bleue avec Yannick et Philippe. Je vois ce que pointe Lionel, qui est aussi ce vers quoi tend Yves-Noël Genot. La parole est atteinte par ce que vit le corps sur le plateau et quoi que ce soit qu’il vive. Laisser se développer ce qui arrive, l’accident possible, la souveraineté possible, l’explosion possible, le retrait possible. Il voulait aussi que ça s’arrête. Une rupture. Il regrettait peut-être l’absence de lutte entre nous. Peut-être. Une saturation entre nous du côté de la musique ou du côté du texte qui provoque une rupture. J’entends dans cette attente quelque chose d’éminemment érotique. Gagner ce qui échappe. Posséder ce qui se dérobe. Echapper à l’autre. Il aimerait nous voir sans convention, précisant immédiatement que les propositions qui lui viennent seraient une autre convention. Qu’est-ce qu’on dit par convention ? On a convenu d’une certaine manière d’entrer en scène, de la visibilité technique du dispositif, de la présence du livre, du rouge, la couleur rouge, la soie de ma robe, ta chemise, ton livre, le livre que tu m’as offert pour la première. C’est Grande Balade, relié, sorti d’un fonds de la bibliothèque de Saint Ouen, consulté deux fois. Je savais que tu n’avais pas ce livre. Pour moi, il est devenu un talisman maintenant. Personne ne sait ce que c’est que ce livre. Il faudrait l’ouvrir, venir le chercher, le voler, lire Bessette. « Vous donnez envie de lire Bessette », nous redit Lionel, comme beaucoup de spectateurs avant lui. Comme Duras le disait : « Lisez Bessette ».

20/07/2018
La radicalité a travaillé depuis la discussion de la veille, prolongée à deux, tard dans la nuit, reprise au réveil. Nous nous emparons du mot et ce n’est pas la même radicalité. On va affirmer ce qui déjà se passe. L’élégance. La tenue. L’union. Un chant qui nous appartient de plus en plus, à nous deux. Ce que produit le travail sur la radicalité, c’est précisément de ne rien provoquer en dehors de ce qui est. Je suis de plus en plus atteinte par les sons que tu crées. Ma parole en est de plus en plus irriguée. L’écriture Bessette ne se sépare plus de ta composition musicale. Ce qui se produit ce jour-là, étrangement, c’est que notre discussion sur la radicalité provoque néanmoins une nouvelle forme, une puissance très particulière, empreinte aussi d’une certaine violence. Et ce qui se révèle de plus en plus, c’est le tragique. Tu parleras de désolation deux jours plus tard. Et toi, tu me diras : « je ne sais pas jusqu’où je vais ». J’ai presque peur. On est dans la matière. Le son entre nous est équilibré. Jusqu’au bout, il le sera. Immédiatement. Stephen, Armel, Maryse, dont le regard ne faiblit pas un instant. Marie-Anne, Frédéric, tendu vers le plateau, Claire. Et toujours après la séance, cette découverte, étonnée, de l’inconnue Bessette. Nous sommes allés rencontrer Stephen à la maison de la poésie. Jacques avait déjà prononcé le nom de Bessette. Nous sommes heureux qu’il soit là, malgré l’épuisement. Avignon épuise. Nous le voyons sur les visages. L’épuisement est avant. Après la performance, acteurs autant que spectateurs, nous avons tous puisé dans Bessette. Jouer fait du bien. Le dire fait du bien. À chaque sortie de scène, cette même sensation profonde, pleine, de libération et d’apaisement. Nous parlons de plus en plus longuement avec le public après la séance. Il devient difficile de voir d’autres spectacles. Bessette centre toutes nos heures, tous nos jours, toutes nos questions. Rien d’autre à sa place. Le ciel apaisé, le soir, lui aussi. Le soleil déclinant dans les feuillages. Une lumière orange et or, à partir de 19 heures. Retrouvailles avec Renzo, place du palais des papes, et immédiatement la discussion s’engage sur la question d’aller voir la performance de Phia Ménard. Discussion très nourrie sur la notion de genre, d’identité sexuelle, face à face avec le palais des Papes. Retour, repas, fatigue, sommeil.

21/07/2018
Nous rangeons tout très rapidement. Nous mangeons rapidement. Changement de logement. Campement à l’étage au-dessus. Nous allons à la salle directement. Nous décidons de baisser les contres pour que le public soit beaucoup moins éclairé. Je discerne des visages, mais je ne les reconnais pas. Mon adresse est plus libre. Je sens une acuité d’écoute très particulière de certains spectateurs ce jour-là, comme un étonnement de leur part, comme s’il y avait un enjeu partagé, et que je ne connais pas. L’avant de la performance est de plus en plus difficile dans le corps. Le corps est de plus en plus mobilisé. C’est un effort physique important. Comme si le corps voulait se dérober juste avant. D’ailleurs, tu sors de plus en plus souvent de la loge, déjà habillée, déjà prête. J’ai besoin d’être prête très vite, maquillée et habillée, très rapidement, et de tout de suite me mettre avec toi dans la première séquence. On la fait à chaque fois. On ne la répète pas. L’investissement est total. C’est déjà le spectacle. Des nuances se créent, apparaissent là, dans cette introduction et dans la manière que nous avons de le faire. Une italienne serait tout à fait inopérante dans un spectacle comme celui-ci. Pas d’italienne. Nous testons aussi une partie dont la nuance est très forte, comme une décharge nécessaire. Ce sera le premier grand sprint. La désolation, c’est ce jour-là que tu en parles. Cette désolation, on ne la crée pas, on ne la veut pas. Elle se découvre à nous. Quelque chose de liturgique apparaît. Le lendemain, je te parlerai des psaumes. Je te dirai : « Les psaumes sont là ». Ce sont les psaumes dont parle Bessette quand elle dit : « ma manière vient des psaumes ». Je travaille l’acoustique de la dernière partie. Comme dans une église, haute, vaste, pour une voix pure. Tu abordes la fin de plus en plus tôt. Elle change la tonalité du début. Je la veux, entendue, dès le début, cette désolation. Je l’ai trouvée et c’est très émouvant. Surprise totale de découvrir à la sortie Yvon et Mina qui pensaient que je les voyais lorsque je parlais dans leur direction. En fait non. Je ne savais pas du tout qu’ils étaient là. Retrouvailles émues. L’émotion naît de se retrouver à partir de Bessette et de la situation du plateau. Yvon m’avait vue dans la toute première version, à l’issue d’un travail avec Joël Jouanneau, au festival Karrément à l’Ouest, dans une poudrière à Port-Louis. Son étonnement devant mon évolution, mon changement, devant la transformation qui s’est opérée. Les retrouvailles ne sont pas d’ordre affectif. Les retrouvailles ont du sens parce qu’il y a un événement de plateau. Le plateau lui-même donne la mesure de ce qui est à vivre. Des retrouvailles avec soi. Avec ce que tu as été ? Non, justement. Ça, ce serait ce qui participerait de l’affect et d’une sorte de nostalgie pour ce qui a été. Et là, ce que produit le plateau, c’est la mesure de la transformation. Tu n’es plus la même ? Du tout. Qu’est-ce qui a changé ? Une forme d’audace. Une déliaison. Se délier de ce qui paraissait immuable. Une manière de faire du théâtre, la nature des relations, des appartenances. Des façons de se situer par rapport à un milieu. Un fonctionnement dans un certain périmètre théâtral. Et tout ça s’est défait. Tout ça s’est progressivement, parfois difficilement, déconstruit, et la rencontre avec toi signe l’ouverture des territoires. Elle signe la singularité radicale d’un chemin. Dans une forme de calme qu’il n’y avait pas autrefois. L’inquiétude qu’il y avait n’est plus là. Dans notre manière de travailler, il y a une conviction si puissante qu’on peut s’autoriser de prendre tout le temps qui était nécessaire, et s’il n’y a pas beaucoup de monde dans la salle, c’est pas grave. Et si nous ne gagnons pas beaucoup d’argent, c’est pas grave. Et s’il faut patienter, nous patientons. Tout ce vers quoi nous nous orientons aura lieu.

22/07/2018
La joie de retrouver Philippe. C’est une surprise. Il se mettra au premier rang. Stéphane, qui ne te lâchera pas du regard. Des festivaliers, inconnus, des jeunes, des couples. Beaucoup d’émotion. Des passages que je vis comme bouleversants. Depuis la veille, j’ai la sensation d’être passée de l’autre côté du miroir. Je suis dans un face à face avec le texte comme quand Bessette dit « le face à face avec un ciel aveuglant ». Plus rien n’échappe. Ou plutôt, c’est comme si je ne pouvais plus échapper au texte. Je le parle. Je ne cesse pas de le parler. C’est vertigineux. Le texte dans son imminence. Et ça a lieu en direct, au moment, là. Dans mes yeux ? Dans tes yeux. Tu me parles de plus en plus avec la flûte. C’est le sprechgesang que nous avions désiré, à Toulouse, il y a un an. Le son de la flûte est légèrement plus doux. Par moment, il suit toutes les inflexions du texte, du début à la fin d’une phrase. J’ai besoin de ces temps où nous sommes parfaitement ensemble pour développer la polyphonie de nos paroles. J’étais très ému de le réaliser, d’ainsi donner une manière d’entendre nos chemins. Philippe, qui était à la création en janvier, dit avoir vu un autre spectacle. Il parle de la façon dont notre duo vit en scène, de la relation qui n’existait pas avec tant de clarté sur le plateau, en janvier, de la fluidité. Il parle de tes larmes aussi. Coralie, la coiffeuse que j’ai vue la veille, qui a teint mes cheveux, est là. Elle dira : « j’étais envoûtée ». Jeannie, rencontrée en février, neige et verglas, à Vaison la Romaine grâce à Anne, ravie que le spectacle soit en si étroite résonnance avec l’association Les mots des livres. Le roman est au cœur de la performance. Le roman est le personnage central de la performance. Nous nous reverrons bientôt pour parler de la programmation de Grande Balade à Vaison la Romaine. Croiserons-nous Olivier Py ce soir-là à la Scierie, pour qu’il n’oublie pas Bessette, de découvrir Bessette ? Tu retrouves Renzo. Je retrouve Yvon et Mina. Le passé s’engouffre. Tennessee Williams, les Etats unis. New York. Rex Miller. Les bluesmen de Clarksdale. Le Texas. Les piscines dans les motels la nuit. Les frayeurs à Washington. Une nuit étrange dans une villa inconnue. La vie qui tourne. Les relations amoureuses qui se déplacent. Comment tout ça a pu se passer ? « Ta quête dans le théâtre nous séparait déjà ». On en parle sans épanchement, comme d’une dramaturgie possible des vies. Aucune nostalgie. Aucune sentimentalité. Une dramaturgie qui a marqué chacun de nous, et qui continue. Et ça se passe à Avignon. Place des Carmes.

23/07/2018
Le corps est de plus en plus lourd avant. Il faut l’emmener, ce corps, jusqu’au plateau. Dès qu’on commence la séquence 1 en échauffement, le corps s’apprivoise. Des festivalières inconnues. L’une achètera le livre après le spectacle. Enthousiasme. Et toujours cette surprise de découvrir Bessette. Encore une fois : « comment cela se fait-il que je ne la connaissais pas ? » L’énigme Bessette, permanente. Et pourtant elle est là. Toujours là. Tu as dit : « c’est de plus en plus important ». Chaque séance est un nouvel enjeu. Tu as encore cette expression de ne pas savoir jusqu’où tu peux aller. Ça se lit sur ton visage lorsque la lumière revient. Dans nos sourires. Comment tu prends mes mains pour aller saluer, comme si on se recevait l’un l’autre. Nathalie et Richard, qui attendent derrière la porte pour placer le décor de leur spectacle, à chacune de nos sorties de scène, nous parleront de l’immense sourire sur nos visages. Les « étoiles de mer », dira Richard. Dans nos yeux. Ils nous l’ont dit chaque fois. Dehors, un couple nous attend. La femme vient tout de suite nous parler de la musique. Elle est venue parce qu’elle savait qu’il y avait de la flûte. Elle-même est flûtiste. Le public sait pourquoi il vient. Nous partons à Vedène voir Saison sèche. Nous assistons, heureux, à un acte politique, réalisé, mis en œuvre, incarné sur le plateau. Un choix courageux, solide, magnifiquement travaillé. Un travail d’une grande intelligence sur les signes, et les signes qui enferment. Phia Ménard réussit à nous montrer des figures de l’homme enfermés dans leur propre pouvoir. Une ovation unanime. Public debout. Nous crions. Une confirmation de notre propre recherche. Se sentir solidaires dans l’absence de compromis, l’usage de la saturation. Nous nous disons que la parole politique actuellement est mieux portée par la danse que par le théâtre. Déjà ce sentiment quand nous voyons Story Water. Saison sèche inspire les échanges. Dans la navette du retour, discussion spontanée au fond du car, avec Catherine et son amie. La surprise devant les points de vue. La surprise devant la diversité des lectures. La surprise devant la détermination de la parole de Renzo. Tout naturellement, nous parlons de Bessette. Les liens se font. L’université. La psychanalyse. Nous nous reverrons le lendemain. Je lui laisse le livre de Grande Balade. Après Saison sèche, pas question de voir un autre spectacle. Nous décidons de nous offrir un dîner sur une petite place qui nous plaît tant. Nous ferons la fermeture. La discussion ne peut pas s’arrêter.

24/07/2018
La dernière. Catherine est là avec son amie. Mathilde est là. Odile est là. De nombreuses femmes. Nathalie et Marc. Emmanuel. Emmanuel et Nathalie entendront Grande Balade depuis leur royaume d’ombre, leur cécité. Ils ne nous voient pas. Ils nous entendent. Le corps est beaucoup plus léger, beaucoup plus prêt. Tu me demandes : « qu’est-ce qui fait que ça aura été comme une seule journée ? ». Tu me réponds : « rien ne nous distrait de Bessette ». L’écriture est au centre de tout ce qu’on vit ici, et ça passe aussi par l’écriture du journal. C’est la dernière, et c’est la dernière aussi avec Clémence, à la régie. Sa présence a été généreuse. Attentive. Elle dira que c’était très riche de voir un même spectacle tant de fois, que ça lui donnait envie de créer de la lumière. Je lui demande ce qu’elle verrait. Quelque chose de plus froid. Qu’il fallait que la lumière change pendant la séquence 3 de la vie à bord. La lumière, ce sera notre prochain travail pour la tournée. J’apprends aussi que Clémence nous suit très précisément dans le texte durant tout le spectacle. Je rencontre Odile en sortant. Elle me dit : « c’est fabuleux », l’émotion plein les yeux. Elle est venue à Avignon pour ça, voir le spectacle, voir cette forme de réalisation, t’entendre, découvrir Bessette. Elle est bouleversée. L’écriture lui parle avec une acuité très particulière. Elle me voit pour la première fois comme actrice. Elle n’arrête pas de dire son émotion tout au long du spectacle. Mathilde, heureuse d’assister à cette performance dont nous avons à plusieurs reprises parlé au téléphone. Maintenant, elle met un visage sur un nom, des corps sur un texte. Et toujours ces paroles enthousiastes sur la dynamique du lien entre le texte et la musique. Catherine a lu en partie Grande Balade. Elle dit : « vous donnez de l’air à cette écriture, vous la faites respirer ». Une complicité s’installe. Nous allons discuter un long moment, d’écriture, de littérature, de vie. Pour ici, c’est fini. Autre chose commence déjà. Nous prenons le temps. Tout le temps. Mission accomplie. Et puis, ranger, dire au revoir, dédicacer un exemplaire du livre pour Clémence, qui le reçoit avec surprise et émotion. Partir. Le poids des livres, la valise de matériel. La chaleur. Le champagne, sur cette minuscule place, sous un arbre souverain, un portail de bois, des fenêtres de maisons anciennes, une table accueillante. Nous nous disons merci. Nous l’avons fait. Sans heurt, sans hâte, dans la seule nécessité de le faire. Une centaine de nouveaux lecteurs. Des livres dispersés.

25/07/2018
Sur les pentes pierreuses du Ventoux. Désert blanc. Lohengrin en direct de Bayreuth pour arriver jusque là dans la Fiat de location qui n’en peut plus de monter les côtes. Nous écrivons le dernier chapitre de notre journal d’Avignon. Le soleil accompagne notre progression. Il décline. L’ombre gagne. La plaine immense. Elle est verte. Elle est bleue. Il fait presque frais. Rires inextinguibles. Notre meilleure méthode de travail. Les quelques passants s’étonnent de ces deux personnages assis sur les pierres, ordinateur sur les genoux, dans cette nudité minérale.

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