Nous rangeons tout très rapidement. Nous mangeons rapidement. Changement de logement. Campement à l’étage au-dessus. Nous allons à la salle directement. Nous décidons de baisser les contres pour que le public soit beaucoup moins éclairé. Je discerne des visages, mais je ne les reconnais pas. Mon adresse est plus libre. Je sens une acuité d’écoute très particulière de certains spectateurs ce jour-là, comme un étonnement de leur part, comme s’il y avait un enjeu partagé, et que je ne connais pas. L’avant de la performance est de plus en plus difficile dans le corps. Le corps est de plus en plus mobilisé. C’est un effort physique important. Comme si le corps voulait se dérober juste avant. D’ailleurs, tu sors de plus en plus souvent de la loge, déjà habillée, déjà prête. J’ai besoin d’être prête très vite, maquillée et habillée, très rapidement, et de tout de suite me mettre avec toi dans la première séquence. On la fait à chaque fois. On ne la répète pas. L’investissement est total. C’est déjà le spectacle. Des nuances se créent, apparaissent là, dans cette introduction et dans la manière que nous avons de le faire. Une italienne serait tout à fait inopérante dans un spectacle comme celui-ci. Pas d’italienne. Nous testons aussi une partie dont la nuance est très forte, comme une décharge nécessaire. Ce sera le premier grand sprint. La désolation, c’est ce jour-là que tu en parles. Cette désolation, on ne la crée pas, on ne la veut pas. Elle se découvre à nous. Quelque chose de liturgique apparaît. Le lendemain, je te parlerai des psaumes. Je te dirai : « Les psaumes sont là ». Ce sont les psaumes dont parle Bessette quand elle dit : « ma manière vient des psaumes ». Je travaille l’acoustique de la dernière partie. Comme dans une église, haute, vaste, pour une voix pure. Tu abordes la fin de plus en plus tôt. Elle change la tonalité du début. Je la veux, entendue, dès le début, cette désolation. Je l’ai trouvée et c’est très émouvant. Surprise totale de découvrir à la sortie Yvon et Mina qui pensaient que je les voyais lorsque je parlais dans leur direction. En fait non. Je ne savais pas du tout qu’ils étaient là. Retrouvailles émues. L’émotion naît de se retrouver à partir de Bessette et de la situation du plateau. Yvon m’avait vue dans la toute première version, à l’issue d’un travail avec Joël Jouanneau, au festival Karrément à l’Ouest, dans une poudrière à Port-Louis. Son étonnement devant mon évolution, mon changement, devant la transformation qui s’est opérée. Les retrouvailles ne sont pas d’ordre affectif. Les retrouvailles ont du sens parce qu’il y a un événement de plateau. Le plateau lui-même donne la mesure de ce qui est à vivre. Des retrouvailles avec soi. Avec ce que tu as été ? Non, justement. Ça, ce serait ce qui participerait de l’affect et d’une sorte de nostalgie pour ce qui a été. Et là, ce que produit le plateau, c’est la mesure de la transformation. Tu n’es plus la même ? Du tout. Qu’est-ce qui a changé ? Une forme d’audace. Une déliaison. Se délier de ce qui paraissait immuable. Une manière de faire du théâtre, la nature des relations, des appartenances. Des façons de se situer par rapport à un milieu. Un fonctionnement dans un certain périmètre théâtral. Et tout ça s’est défait. Tout ça s’est progressivement, parfois difficilement, déconstruit, et la rencontre avec toi signe l’ouverture des territoires. Elle signe la singularité radicale d’un chemin. Dans une forme de calme qu’il n’y avait pas autrefois. L’inquiétude qu’il y avait n’est plus là. Dans notre manière de travailler, il y a une conviction si puissante qu’on peut s’autoriser de prendre tout le temps qui était nécessaire, et s’il n’y a pas beaucoup de monde dans la salle, c’est pas grave. Et si nous ne gagnons pas beaucoup d’argent, c’est pas grave. Et s’il faut patienter, nous patientons. Tout ce vers quoi nous nous orientons aura lieu.

22/07/2018

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