À nouveau la question, dans l’échauffement, de prendre le mot comme on prend un virage. Toujours le piège du sens. Éviter le sens. Laisser la pensée se dérouler jusqu’à la dernière syllabe de la phrase n’a rien à voir avec le fait de jouer le sens. Le risque est toujours là de pousser le sens vers le public. Je vois qu’il faut être de plus en plus avec le mot, dans la découpe du mot, comme il est fait, dans sa durée, dans ses accents, sans le couper de l’articulation dans laquelle il est serti. Dans « embarquement pour l’étrange », toute l’impulsion est dans la première syllabe du mot, mais sans rien laisser tomber derrière. Je me suis retrouvée avec les mots face à la même difficulté que ce que décrit Giacometti peignant un visage, quand il dit qu’il veut peindre cette partie entre la joue et l’arête du nez, et tout à coup, c’est un désert, une succession infinie de points dont il ne peut venir à bout. Embarquement pour l’étrange me met face à la difficulté de traduire ce mouvement, cette impulsion, et selon comme je le dis, alors, la finale de « étrange » se pose juste ou non. Comment irriguer de vie comme ce serait de sang tous les mots. Ça passe, ça passe, ça traverse, de la même manière que ça avance. Il faut que ça avance. Bessette le dit : l’harmonie gagne, le temps avance. Ça m’apparaissait comme une difficulté sans nom, d’autant plus que durant l’échauffement, je le trouvais, je l’avais. Et pendant la représentation, il y avait ce spectateur, peut-être peu intéressé, peut-être fatigué. Peut-être il a trop chaud. Je luttais pour ne pas me laisser déporter par lui, pour irriguer ce mouvement de la phrase, pour que ça avance. Je suis à ta portée. Par la nuance, l’énergie que je provoque. Le son te conduit. Tu t’approches de plus en plus près. Nous puisons dans nos regards, ce que nous allons réaliser. Puis tu te tournes, transfigurée.

16/07/2018

**********

Lire le journal complet : http://judith-productions.com/journal-davignon/